EXTRAITS
DES OEUVRES COMPLETES DE Roland BARTHES
TOME 1 1942-1965
P.667-667-668
L’art vocal bourgeois :
Les principaux signes de l’art bourgeois. Cet art est essentiellement signalétique, il n’a de cesse d’imposer non l’émotion, mais les signes de l’émotion. C’est ce que fait précisément Gérard Souzay : ayant, par exemple, à chanter une tristesse affreuse, il ne se contente ni du simple contenu sémantique de ces mots, ni de la ligne musicale qui les soutient : il lui faut encore dramatiser la phonétique de l’affreux, suspendre puis faire exposer la double fricative, déchaîner le malheur dans l’épaisseur même des lettres; nul ne peut ignorer qu’il s’agit d’affres particulièrement terribles. Malheureusement, ce pléonasme d’intentions étouffe et le mot et la musique, et principalement leur jonction, qui est l’objet même de l’art vocal. Il en est de la musique comme des autres arts, y compris la littérature : la forme la plus haute de l’expression artistique est du côté de la littérature, c’est-à-dire en définitive d’une certaine algèbre : il faut que toute forme tende à l’abstraction, ce qui, on le sait, n’est nullement contraire à la sensualité.
Et c’est précisément ce que l’art bourgeois refuse: il veut toujours prendre ses consommateurs pour des naïfs à qui il faut mâcher le travail et surindiquer l’intention de peur qu’elle ne soit suffisamment saisie (mais l’art est aussi une ambiguïté, il contredit toujours, en un sens, son propre message, et singulièrement la musique, qui n’est jamais, à la lettre, ni triste, ni gaie). Souligner le mot par le relief abusif de la phonétique, vouloir que la gutturale du mot creuse soit la pioche qui entame la terre, et la dentale du sein la douceur qui pénètre, c’est pratiquer une littérature d’intention, non de description, c’est établir des correspondances abusives. Il faut d’ailleurs rappeler ici que l’esprit mélodramatique, dont relève l’interprétation de Gérard Souzay, est précisément l’une des acquisitions historiques de la bourgeoisie : on retrouve cette même surcharge d’intentions dans l’art de nos acteurs traditionnels, qui sont, on le sait, des acteurs formés par la bourgeoisie et pour elle.
Cette sorte de pointillisme phonétique, qui donne à chaque lettre une importance incongrue, touche parfois à l’absurde : c’est une solennité bouffonne que celle qui tient au redoublement des n de solennel, et c’est un bonheur un peu écoeurant que celui qui nous est signifié par cette emphase initiale qui expulse le bonheur de la bouche comme un noyau. Ceci rejoint d’ailleurs une constante mythologique dont nous avons déjà parlé à propos de la poésie : concevoir l’art comme une addition de détails réunis, c’est-à-dire pleinement signifiants : le perfection pointilliste de Gérard Souzay équivaut très exactement au goût de Minou Drouet pour la métaphore de détail, ou aux costumes des volatiles de Chantecler, faits (en 1910) de plumes superposées une à une, il y a dans cet art une intimidation par le détail, qui est évidemment à l’opposé du réalisme, puisque le réalisme suppose une typification, c’est-à-dire une présence de la structure, donc de la durée.
Cet art analytique est voué à l’échec surtout en musique, dont la vérité ne peut être jamais que d’ordre respiratoire, prosodique et non phonétique. Ainsi les phrasés de Gérard Souzay sont sans cesse détruits par l’expression excessive d’un mot, chargé maladroitement d’inoculer un ordre intellectuel parasite dans la nappe sans couture du chant. Il semble que l’on touche ici une difficulté majeure de l’exécution musicale : faire surgir la nuance d’une zone interne de la musique, et à aucun prix ne l’imposer de l’extérieur comme un signe purement intellectif : il y a une vérité sensuelle de la musique, vérité suffisante, qui ne souffre pas la gêne d’une expression. C’est pour cela que l’interprétation d’excellents virtuoses laisse si souvent insatisfaits : leur rubato, trop spectaculaire, fruit d’un effort visible vers la signification, détruit un organisme qui contient scrupuleusement en lui-même son message. Certains amateurs, ou mieux encore certains professionnels qui ont su retrouver ce que l’on pourrait appeler la lettre totale du texte musical, comme Panzéra pour le chant, ou Lipatti pour le piano, parviennent à n’ajouter à la musique aucune intention : ils ne s’affairent pas officieusement autour de chaque détail, contrairement à l’art bourgeois, qui est toujours indiscret. Ils font confiance à la matière immédiatement définitive de la musique.
Mythologies : textes écrits entre 1954 et 1956; le livre lui-même a paru en 1957.
EXTRAITS
DES OEUVRES COMPLETES DERoland BARTHES
TOME 2 1966-1973
P.628-630
S/Z : XLIX. La voix :
La musique italienne, objet bien défini historiquement, culturellement, mythiquement (Rousseau, Glückistes et Piccinistes, Stendhal, etc.) connote un art sensuel, un art de la voix. Substance érotique, la voix italienne était produite dénégativement (selon une inversion proprement symbolique) par des chanteurs sans sexe : ce renversement est logique (« cette voix d’ange, cette voix délicate eût été un contre-sens, si elle fût sortie d’un corps autre que le tien », dit Sarrasine à la Zambinella, au n°445), comme si, par une hypertrophie sélective, la densité du sexe dût quitter le reste du corps et se réfugier dans le gosier, drainant sur son passage tout le lié de l’organisme; ainsi, sorti du corps châtré, un délire follement érotique se renverse sur ce corps : les castrat-vedettes sont applaudies par des salles hystériques, les femmes en tombent amoureuses, portent leurs portraits « un à chaque bras, un au cou suspendu à une chaîne d’or, et deux sur les boucles de chaque soulier » (Stendhal). La qualité érotique de cette musique (attachée à sa nature vocale) est ici définie : c’est le pouvoir de lubrification; le lié, c’est ce qui appartient en propre à la voix; le modèle de lubrifié, c’est l’organique, « le vivant », en un mot la liqueur séminale (la musique italienne « inonde de plaisir »); le chant (trait négligé de la plupart des esthétiques) a quelque chose de cénesthésique, il est lié moins à une « impression » qu’à un sensualisme interne, musculaire et humoral. La voix est diffusion, insinuation, elle passe par toute l’étendue du corps, la peau; étant passage, abolition des limites, des classes, des noms (« son âme passa dans ses oreilles, il crut écouter par chacun de ses pores », n°215), elle détient un pouvoir particulier d’hallucination.. La musique est donc d’un tout autre effet que la vue; elle peut déterminer l’orgasme, en pénétrant dans Sarrasine (n°243); et lorsque Sarrasine voudra s’acclimater (pour mieux le répéter à discrétion) au trop vif plaisir qu’il vint rechercher sur le sofa, c’est d’abord l’ouïe qu’il dressera; c’est d’ailleurs de la voix de Zambinella que Sarrasine est amoureux (n°277) : la voix produit direct de la castration, trace pleine, liée, du manque. L’antonyme du lubrifié (plusieurs fois déjà rencontré), c’est le discontinu, le divisé, le grinçant, le composite, le bizarre : tout ce qui est rejeté hors de la plénitude liquide du plaisir, tout ce qui est impuissant à rejoindre le phrasé, valeur précisément ambiguë, puisqu’elle est à le fois linguistique et musicale, conjoint dans un même plénitude le sens et le sexe.
La chute de la phrase est bien un leurre (il eût suffi que le discours dît : l’artiste, pour qu’il n’eut pas à mentir); commencée en vérité, la phrase se termine en mensonge : au total, par le contenu même de ses inflexions, elle est cette nature qui opère le mixtage des voix, le fading de l’origine.
S/Z : L. Le corps rassemblé
La perfection (vocale) de la jeune Marianina tenait ce qu’elle rassemblait dans un seul corps des qualités partielles ordinairement dispersées à travers des chanteuses différentes (n°20).
S/Z : ce livre est la trace d’un travail qui s’est fait au cours d’un séminaire de deux ans (1968 et 1969), tenu à l’école pratique des hautes études.
P.1436-1442
Textes 1972 : Le grain de la voix
Si l’on examine la pratique courante de la critique musicale (ou des conversations « sur » la musique : c’est souvent la même chose), on voit bien que l’oeuvre (ou son exécution) n’est jamais traduite que sous la catégorie linguistique la plus pauvre : l’adjectif. L’adjectif est inévitable : cette musique est ceci, ce jeu est cela. Sans doute, dès lorsque nous faisons d’un art un sujet (d’article, de conversation), il ne nous reste plus qu’à le prédiquer; mais dans ce cas de la musique, cette prédiction prend fatalement la forme la plus facile, la plus triviale : l’épithète. Naturellement, cette épithète à laquelle on vient et revient par faiblesse ou fascination (petit jeu de société : parler d’une musique sans jamais employer un seul adjectif), cette épithète a une fonction économique : le prédicat est toujours le rempart dont l’imaginaire du sujet se protège de la perte dont il est menacé : l’homme qui se pourvoit ou que l’on pourvoit d’un adjectif est tantôt blessé, tantôt gratifié, mais toujours constitué.
Est-ce que nous sommes condamnés à l’adjectif? Est-ce que nous acculés à ce dilemme : le prédicable ou l’ineffable? Pour savoir s’il y a des moyens (verbaux) de parler de la musique sans adjectifs, il faudrait regarder d’un peu près toute la critique musicale, ce qui je crois, n’a jamais été fait et que, néanmoins, on n’a ni l’intention, ni les moyens de faire ici. Ce qu’on peut dire, c’est ceci : ce n’est pas en luttant contre l’adjectif (dériver cet adjectif qui vous vient au bout de la langue vers quelque périphrase substantive ou verbale), que l’on a quelque chance d’exorciser le commentaire musical et de le libérer de la fatalité prédicative; plutôt que d’essayer de changer directement le langage sur la musique, il vaudrait mieux changer l’objet musical lui-même, tel qu’il s’offre à la parole : modifier son niveau de perception ou d’intellection : déplacer la frange de contact de la musique et du langage.
C’est ce déplacement que je voudrais esquisser, non à propos de toute la musique mais seulement d’une partie de la musique chantée (lied ou mélodie) : espace (genre) très précis où une langue rencontre une voix. Je donnerai tout de suite un nom à ce signifiant au niveau duquel, je crois, la tentation de l’éthos peut être liquidée – et donc l’adjectif congédié : ce sera le grain : le grain de la voix, lorsque celle-ci est en double posture, en double production : de langue et de musique.
Ce que je vais tenter de dire du « grain » ne sera, bien sûr, que le versant apparemment abstrait, le compte rendu impossible d’une jouissance individuelle que j’éprouve continûment en écoutant chanter. Pour dégager ce « grain » des valeurs reconnues de la musique vocale, je me servirai d’une double opposition : celle théorique du phéno-texte et du géno-texte (Julia Kristeva), et celle paradigmatique, de deux chanteurs, dont j’aime beaucoup l’un (bien qu’on ne l’entende plus) et très peu l’autre (bien qu’on entende que lui) : Panzéra et Fischer-Dieskau (qui ne seront, bien entendu, que des chiffres : je ne divinise pas le premier et je n’en veux nullement au second).
Ecoutez une basse russe (d’Eglise : car pour l’Opéra c’est un genre où la voix tout entière est passée du côté de l’expressivité, dramatique : une voix au « grain » peu signifiant) : quelque chose est là, manifeste et têtu (on n’entend que ça), qui est au-delà (ou en deçà) du sens des paroles, de leur forme (la litanie), du mélisme, et même du style d’exécution : quelque chose qui est directement le corps du chantre, amené d’un même mouvement à votre oreille, du fond des cavernes slaves, comme si une même peau tapissait la chair intérieure de l’exécutant et la musique qu’il chante. Cette voix n’est pas personnelle : elle n’exprime rien du chantre, de son âme; elle n’est pas originale (tous les chantres russes ont en gros la même voix), et en même temps elle est individuelle : elle nous fait entendre un corps qui, certes, n’a pas d’état civil, de « personnalité », mais qui est tout de même un corps séparé; et surtout cette voix charrie directement le symbolique, par dessus l’intelligible, l’expressif : voici jeté devant nous, comme un paquet, le Père, sa stature phallique. Le « grain », ce serait cela : la matérialité du corps parlant sa langue maternelle : peut-être la lettre; presque sûrement la signifiance.
Voici donc que dans le chant (en attendant d’étendre cette distinction à toute la musique) apparaissent les deux textes dont Julia Kristeva a parlé. Le phéno-chant (si l’on veut bien accepter cette transposition) couve tous les phénomènes, tous les traits qui relèvent de la structure de la langue chantée, des lois du genre, de la forme codée du métisme, de l’idiolecte du compositeur, du style de l’interprétation : bref, tout ce qui, dans l’exécution, est au service de la communication, de la représentation, de l’expression : ce dont on parle ordinairement, ce qui forme le tissu des valeurs culturelles (matière des goûts avoués, des modes, des discours critiques), ce qui s’articule directement sur les alibis idéologiques d’une époque (la « subjectivité », l’« expressivité », le « dramatisme », la « personnalité » d’un artiste. Le géno-chant , c’est le volume de la voix chantante et disante, l’espace où les significations germent « du dedans de la langue et dans sa matérialité même; c’est jeu signifiant étranger à la communication, à la représentation (des sentiments), à l’expression; c’est cette pointe (ou ce fond) de la production où la mélodie travaille vraiment la langue – non ce qu’elle dit, mais la volupté des sons- signifiants, de ses lettres : explore comment la langue travaille et s’identifie à ce travail. C’est d’un mot très simple mais qu’il faut prendre au sérieux : la diction de la langue.
Du point de vue du phéno-chant, Fischer-Dieskau est sans doute, un artiste irréprochable; tout, de la structure (sémantique et lyrique), est respecté; et pourtant rien se séduit, rien n’entraîne à la jouissance, c’est un art excessivement expressif (la diction est dramatique, les césures, les oppressions et les libérations de souffle interviennent comme des séismes de passion) et par là même il n’excède jamais la culture : c’est ici l‘âme qui accompagne le chant, ce n’est pas le corps : le corps accompagne la diction musicale, non par un mouvement d’émotion mais par un « geste-avis », voilà qui est difficile, d’autant que toute la pédagogie musicale enseigne, non point la culture du grain de la voix, mais les modes émotifs de son émission : c’est le mythe du souffle. En avons nous déjà entendu, des professeurs de chant, prophétiser que tout l’art du chant était dans la maîtrise, la bonne conduite du souffle! Le souffle, c’est le pneuma, c’est l’âme qui se gonfle ou se brise, et out l’art exclusif du souffle a chance d’être un art secrètement mythique (d’un mysticisme aplati à la mesure du microsillon de masse). Le poumon,, organe stupide (le mou des chat!), se gonfle mais ne bande pas; c’est dans le gosier, lieu où le métal phonétique se durcit et se découpe, c’est dans le masque que la signifiance éclate, fait surgir, non l’âme, mais la jouissance. Chez F.-D., je crois n’entendre que les poumons, jamais la langue, la glotte, les dents, les parois, le nez. Tout l’art de Panzéra, au contraire, était dans les lettres, non dans le soufflet (simple trait technique : on ne l’entendait pas respirer, mais seulement découper la phrase). Une pensée extrême réglait la prosodie de l’énonciation et l’économie phonique de la langue française; des préjugés (issus généralement de la diction oratoire et ecclésiastique) étaient renversés. Les consonnes dont on pense trop facilement qu’elles forment l’armature de notre langue (qui n’est pourtant pas une langue sémitique) et que l’on impose toujours « d’articuler », de détacher; d’emphatiser, pour satisfaire la clarté du sens, Panzéra recommandait au contraire, dans bien des cas, de les patiner, de leur rendre l’usure d’une langue qui vit, fonctionne et travaille depuis très longtemps, d’en faire le simple tremplin de la voyelle admirable : la vérité de la langue était là, non sa fonctionnalité (clarté, expressivité, communication); et le jeu des voyelles recevait toute la signifiance (qui est le sens en ce qu’il peut être voluptueux) : l’opposition des é et è (si nécessaire dans la conjugaison), la pureté, je dirais presque électronique , tant le son en était tendu, haussé, exposé, tenu, de la plus française des voyelles, le ü, que notre langue ne tient pas du latin; de la même façon, P. conduisait ses r au-delà des normes du chanteur – sans renier ces normes : son r était roulé, certes, comme dans tout art classique du chant, mais ce roulement n’avait rien de paysan ou de canadien: c’était un roulement artificiel, l’état paradoxal d’une lettre-son à la fois entièrement abstraite (par la brièveté métallique de la vibration) et entièrement matérielle (par l’enracinement manifeste dans le gosier en mouvement). Cette phonétique (suis-je seul à la percevoir? Est-ce que j’entends des voix dans la voix? – Mais n’est ce pas la vérité de la voix que d’être hallucinée? L’espace entier de la voix n’est-il pas un espace infini? C’était sans doute le sens du travail de Saussure sur les anagrammes), cette phonétique-là n’épuise pas la signifiance (elle est inépuisable); du moins opérées par toute une culture sur le poème et la mélodie.
Cette culture, il n’en faudrait pas beaucoup pour la dater, la spécifier historiquement. F.-D. règne aujourd’hui à peu près exclusivement sur tout le microsillon chanté; il a tout enregistré : si vous aimez Schubert et si vous n’aimez pas F.-D., Schubert vous est aujourd’hui interdit : exemple de cette censure positive (par le plein) qui caractérise la culture de masse sans qu’on la lui reproche jamais, c’est peut-être que son art, expressif, dramatique, sentimentalement clair, porté par une voix sans « grain », sans poids signifiant, correspond bien à la demande d’une culture moyenne; cette culture, définie par l’extension de l’écoute et la disparition de la pratique (plus d’amateurs), veut bien de l’art, de la musique, pourvu que cet art, cette musique soient clairs, qu’ils « traduisent » une émotion et représentent un signifié (le « sens » du poème) : art qui vaccine la jouissance (en la réduisant à une émotion connue, codée) et réconcilie le sujet avec ce qui, dans la musique, peut être dit : ce qu’en disent, prédicativement, l’Ecole, la Critique, l’Opinion, Panzéra n’appartient pas à cette culture (il ne l’aurait pu, ayant chanté avant l’avènement du microsillon; je doute d’ailleurs que s’il chantait aujourd’hui, son art fût reconnu, ou même simplement perçu); son règne, très grand, entre les deux guerres, a été celui d’un art exclusivement bourgeois (c’est-à-dire nullement petit-bourgeois), finissant d’accomplir son devenir interne, séparé de l’histoire – par une distorsion bien connue; et c’est peut-être précisément et moins paradoxalement qu’il n’y paraît pas, parce que cet art était déjà marginal, mandarinal, qu’il pouvait porter des traces de signifiance, échapper à la tyrannie de la signification.
Le grain de la voix n’en est pas – ou n’est pas seulement – son timbre; la signifiance qu’il ouvre ne peut précisément mieux se définir que par la friction même de la musique et d’autre chose qui est la langue (et pas du tout le message). Il faut que la chant parle, ou mieux encore écrive, car ce qui est produit au niveau du géno-chant est finalement de l’écriture. Cette écriture chantée de la langue, c’est, à mon sens, ce que la mélodie française a essayé quelques fois d’accomplir. Je sais bien que le lied allemand a lui aussi été intimement lié à la langue allemande par l’intermédiaire du poème romantique, je sais que la culture poétique de Schumman était immense et que ce même Schumman disait de Schubert que s’il avait vécu vieux il aurait mis toute la littérature allemande en musique; mais je crois tout de même que le sens historique du lied doit être cherché du côté de la musique (ne serait-ce qu’en raison de ses origines populaires). Au contraire, le sens historique de la mélodie française, c’est une certaine culture de la langue française. On le sait, la poésie romantique de notre pays est plus oratoire que textuelle; mais ce que notre poésie n’a pu faire à elle toute seule, la mélodie l’a fait parfois avec elle; elle a travaillé la langue à travers le poème. Ce travail (dans la spécificité qu’on lui reconnaît ici) n’est pas visible dans la masse courante de la production mélodique, trop complaisante à l’égard des poètes mineurs, du modèle de la romance petite-bourgeoise et des pratiques de salon; mais il est indiscutable dans quelques oeuvres : anthologiquement (disons : un peu par hasard) dans certaines mélodies de Fauré et de Duparc, massivement dans le dernier Fauré (prosodique) et dans l’oeuvre vocal de Debussy (même si Pelléas est souvent mal chanté : dramatiquement). Ce qui est engagé dans ces oeuvres, c’est bien plus qu’un style musical, c’est une réflexion pratique (si l’on peut dire) sur la langue; il y assomption progressive de la langue au poème, du poème à la mélodie et de la mélodie à sa performance. Cela veut dire que la mélodie (française) relève très peu de l’histoire de la musique et beaucoup de la théorie du texte. Le signifiant doit être, ici encore, redistribué.
Comparons deux morts chantées – fort célèbres toutes les deux, celle de Boris et celle de Mélisande. Quelles qu’aient été les intentions de Moussorgsky, la mort de Boris est expressive, ou si l’on préfère, hystérique; elle est surchargée de contenus affectifs, historiques; toutes les exécutions de cette mort ne peuvent être que dramatiques : c’est le triomphe du phéno-texte, l’étouffement de la signifiance sous le signifié d’âme. Mélisande, au contraire, ne meurt que prosodiquement; deux extrêmes sont liés, tressés : l’intelligibilité parfaite de la dénotation, et la pure découpe prosodique de l’énonciation : entre les deux un creux bienfaisant, qui faisait le plein de Boris : le pathos, c’est-à-dire, selon Aristote (pourquoi pas?) la passion telle que les hommes la parlent, l’imaginent, l’idée reçue de la mort, la mort endoxale. Mélisande meurt sans bruit; entendons cette expression au sens cybernétique : rien ne vient troubler le signifiant, et donc rien n’oblige à la redondance; il y a production d’une langue-musique dont la fonction est d’empêcher le chanteur d’être expressif. Comme pour la basse russe, le symbolique (la mort) est immédiatement jeté (sans médiation) devant nous (ceci pour prévenir l’idée reçue selon laquelle ce qui n’est pas expressif ne peut être que froid, intellectuel; la mort de Mélisande « émeut »; cela veut dire qu’elle bouge quelque chose dans la chaîne du signifiant).
La mélodie française a disparu (on peut même dire qu’elle coule à pic) pour bien des raisons, ou du moins cette disparition a pris bien des aspects; elle a sans doute succombé sous l’image de son origine salonnarde, qui est un peu la forme ridicule de son origine de classe; la « bonne » musique de masse (disques, radio) ne l’a pas prise en charge, préférant ou l’orchestre, plus pathétique (fortune de Malher) , ou des instruments moins bourgeois que le piano (le clavecin, la trompette). Mais, surtout, cette mort accompagne un phénomène historique bien plus vaste et qui a peu de rapport avec l’histoire de la musique ou celle du goût musical : les Français abandonnent leur langue, non certes comme ensemble normatif de valeurs nobles (clareté, élégance, correction) – ou du moins de cela nous nous inquiétons peu, car ce sont des valeurs institutionnelles -, mais comme espace de plaisir, de jouissance, lieu où le langage se travaille pour rien, c’est-à-dire dans la perversion (rappelons ici la singularité – la solitude – du dernier texte de Philippe Sollers, qui remet en scène le travail prosodique et métrique de la langue).
Le « grain », c’est le corps dans la voix qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute. Si je perçois le « grain » d’une musique et si j’attribue à ce « grain » une valeur théorique (c’est l’assomption du texte dans l’oeuvre), je ne puis que me refaire une nouvelle table d’évaluation, individuelle sans doute, puisque je suis décidé à écouter mon rapport au corps de celui ou de celle qui chante ou qui joue et que ce rapport est érotique, mais nullement « subjective » (ce n’est pas en moi le sujet psychologique qui écoute; la jouissance qu’il espère ne va pas le renforcer – l’exprimer -, mais au contraire le perdre). Cette évaluation se fera sans loi : elle déjouera la loi de la culture mais aussi celle de l’anticulture; elle développera au-delà du sujet toute la valeur qui est cachée derrière « j’aime » ou « je n’aime pas ». Les chanteurs et les chanteuses, notamment, viendront se ranger dans deux catégories que l’on pourrait dire prostitutives puisqu’il s’agit de choisir ce qui ne me choisit pas; j’exalterai donc en liberté tel artiste peu connu, secondaire, oublié, mort peut-être, et je me détournerai de telle vedette consacrée (ne donnons pas d’exemples, ils n’auraient sans doute qu’une valeur biographique), et je transporterai mon choix dans tous les genres de musique vocale, y compris dans la populaire, où je n’aurai aucune peine à retrouver le distinction du phéno-chant et du géno-chant (certains artistes y ont un « grain » que les autres, si connus soient-ils, non pas). Bien plus, en dehors de la voix, dans la musique instrumentale, le « grain » ou son manque persiste, car s’il n’y a plus là de langue pour ouvrir la signifiance dans son ampleur extrême, il y a du moins le corps de l’artiste qui de nouveau impose une évaluation : je ne jugerai pas une exécution selon les règles de l’interprétation, les contraintes du style (bien illusoires d’ailleurs), qui presque toutes appartiennent au phéno-chant (je ne m’extasierai pas sur la « rigueur », le « brillant », la « chaleur », le respect de ce qui est écrit, etc.), mais selon l’image du corps (la figure) qui m’est donnée : j’entends avec certitude – la certitude du corps, de la jouissance – que le clavecin de Wanda Landowska vient de son corps interne, et non du petit tricotage digital de tant de clavecinistes (au point que c’en est un autre instrument); et pour la musique de piano, je sais tout de suite qu’elle est la partie du corps qui joue : si c’est le bras, trop souvent, hélas, musclé comme le mollet d’un danseur, la griffe (malgré les ronds de poignets), ou si c’est au contraire la seule partie érotique d’un corps de pianiste : le coussinet des doigts, dont on entends le « grain » si rarement (faut-il rappeler qu’il semble y avoir aujourd’hui, sous la pression du microsillon de masse, un aplatissement de la technique; cet aplatissement est paradoxal : tous les jeux sont aplatis dans la perfection ; il n’y a plus que du phéno-texte).
Tout cela est dit à propos de la musique « classique » (au sens large); mais il va de soi que la simple considération du « grain » musical pourrait amener une autre histoire de la musique que celle que nous connaissons (celle-là est purement phéno-textuelle) : si nous réussissions à affiner une certaine « esthétique » de la jouissance musicale, nous accorderions sans doute moins d’importance à la formidable rupture tonale accomplie par la modernité.
Musique en jeu novembre 1972.
EXTRAITS
DES OEUVRES COMPLETES DERoland BARTHES
TOME 3 1974-1980
P.695 : le chant romantique
Cette voix noire est l’exception, bien sûr. Dans sa masse, le lied romantique s’origine au coeur d’un lieu fini, rassemblé, centré, intime, familier, qui est le corps du chanteur – et donc de l’auditeur. Dans l’Opéra, c‘est le timbre sexuel de la voix (basse / ténor, soprano / contralto), qui est important. Dans le lied, au contraire, c’est la tessiture (ensemble des sons qui conviennent le mieux à une voix donnée) : ici point de notes excessives, point de contre-ut, point de débordements dans l’aigu ou le grave, point de cris, point de prouesses physiologiques. La tessiture est l’espace modeste des sons que chacun de nous peut produire, et dans les limites duquel il peut fantasmer l’unité rassurante de son corps. Toute la musique romantique, qu’elle soit vocale ou instrumentale, dit ce chant du corps naturel : c’est une musique qui n’a de sens que si je puis toujours la chanter en moi-même avec mon corps : condition vitale que viennent dénaturer tant d’interprétations modernes, trop rapides ou trop personnelles, à travers lesquelles, sous couvert de rubato, le corps de l’interprète vient se substituer abusivement au mien et lui voler (rubare) sa respiration, son émotion. Car chanter, au sens romantique, c’est cela : jouir fantastiquement de mon corps unifié.
Gramma janvier 1977, ce texte a été dit lors d’une émission de France-Culture le 12 mars 1976.
P. 880 :La musique, la voix, la langue.
Les réflexions que je vais vous présenter auront quelque chose de paradoxal : elles ont en effet pour objet une présentation unique et particulière : celle d’un chanteur de mélodies françaises que j’ai beaucoup aimé Charles Panzéra.
Il est donc très difficile de parler de la musique. Beaucoup d’écrivains ont bien parlé de la peinture; aucun je crois, n’a bien parlé de la musique, pas même Proust. La raison est qu’il est difficile de conjoindre le langage, qui est de l’ordre du général, et la musique qui est de l’ordre de la différence.
La voix humaine est en effet le lieu privilégié (éidétique) de la différence : un lieu qui échappe à toute science, car il n’est aucune science (physiologie, histoire, esthétique, psychanalyse) qui épuise la voix : classez, commentez historiquement, sociologiquement, esthétiquement, techniquement la musique, il y aura toujours un reste, un supplément, un lapsus, un non-dit qui se désigne lui-même : la voix.
Tout rapport à une voix est forcément amoureux, et c’est pour cela que c’est dans la voix qu’éclate la différence de la musique, sa contrainte d’évaluation, d’affirmation.
Aucune voix n’est brute; toute voix se pénètre de ce qu’elle dit.
Voici pour ma part comment je définirai la mélodie française : c’est le champ (ou le chant) de célébration de la langue française cultivée.
Tout l’art de dire la langue s’est réfugié là : la diction est chez les chanteurs, non chez les comédiens, asservis à l’esthétique petite-bourgeoise de la Comédie Française, qui est une esthétique de l’articulation et non de la prononciation comme le fut celle de Panzéra (nous y reviendrons).
La phonétique musicale de Panzéra comporte, me semble-t-il, les traits suivants :
1. la pureté des voyelles, spécialement sensible dans la voyelle française par excellence; le ü, voyelle antérieure, extérieure pourrait-on dire (on dirait qu’elle appelle l’autre à entrer dans ma voix) et dans l’é fermé qui nous sert, sémantiquement, à opposer le futur et le conditionnel, l’imparfait et le passé simple;
2. la beauté franche et fragile des a, la plus difficile des voyelles, lorsqu’il faut la chanter;
3. le grain des nasales, un peu âpre, et comme épicé;
4. le r roulé, bien sûr, mais qui ne suit nullement le roulement un peu gras du parler paysan, car il est si pur, si bref, que c’est comme s’il ne donnait du roulement que l’idée, et dont le rôle – symbolique – est de viriliser la douceur – sans l’abandonner;
enfin la patine de certaines consonnes, à certains moments : consonnes qui sont alors, si l’on peut dire, plus « atterries » que chutées, plus amenées que marquées.
Ce dernier trait est non seulement volontaire, mais encore théorisé par Panzéra lui-même : cela faisait partie de son enseignement et cela (cette patine nécessaire de certaines consonnes) lui servait selon un projet d’évaluation (encore une fois), à opposer l’articulation et la prononciation : l’articulation, disait-il, et le simulacre et l’ennemie de la prononciation; il faut prononcer, nullement articuler (contrairement au mot d’ordre stupide de tant d’arts du chant); car l’articulation est la négation du legato; elle veut donner à chaque consonne la même intensité sonore, alors que dans un texte musical, une consonne n’est jamais la même : il faut que chaque syllabe, loin d’être issue d’un code olympien des phonèmes, donné en soi et une fois pour toutes, soit sertie dans le sens général de la phrase.
Et c’est ici, sur ce point somme toute technique, qu’apparaît tout d’un coup l’ampleur des options esthétiques (et j’ajouterai : idéologiques de Panzéra). L’articulation, en effet, opère nocivement comme un leurre des sens : croyant servir le sens, elle en est, foncièrement, la méconnaissance; des deux excès contraires qui tuent le sens, le vague et l’emphase, le plus grave, le plus conséquent est le dernier : articuler, c’est encombrer le sens d’une clarté parasite, inutile sans qu’elle soit pour cela luxueuse. Et cette clarté n’est pas innocente; elle entraîne le chanteur dans un art, parfaitement idéologique, de l’expressivité – ou pour être encore plus précis, de la dramatisation : la ligne mélodique se brise en éclats de sens, en soupirs sémantiques, en effet d’hystéries. Au contraire, la prononciation maintient la coalescence parfaite de la ligne du sens (la phrase) et de la ligne de la musique (le phrasé); dans les arts de l’articulation, la langue, mal comprise comme un théâtre, une mise en scène du sens quelque peu kitsch, vient faire irruption dans la musique et la dérange d’une façon inopportune, intempestive : la langue se met en avant, elle est le fâcheux, le casse-pieds de la musique; dans l’art de la prononciation au contraire (celui de Panzéra), c’est la musique qui vient dans la langue et retrouve ce qu’il y a en elle de musical, d’amoureux.
Pour que ce phénomène rare se produise, pour que la musique fasse irruption dans la langue, il faut, bien sûr, une certaine physique de la voix (j’entends par physique la façon dont la voix se tient dans le corps – ou dont le corps se tient dans la voix). Ce qui m’a toujours frappé dans la voix de Panzéra, c’est qu’à travers une maîtrise parfaite de toutes les nuances imposées par une bonne lecture du texte musical – nuances qui exigent de savoir produire des pianissimi et des détimbrages extrêmement délicats – cette voix était toujours très tendue, animée d’une force quasi métallique de désir: c’est une voix dressée – aufgeregt (mot schumannien) – ou mieux encore : une voix bandée – une voix qui bande. Hormis dans les pianissimi les plus réussis, Panzéra chante toujours de tout son corps, à plein gosier : comme un collégien qui va dans la campagne, et chante pour lui à tue-tête : à tuer tout ce qu’il y a de mauvais, de déprimé, d’angoisse, dans sa tête. D’une certaine façon, Panzéra chantait toujours à voix nue. Et c’est ici que nous pouvons comprendre comment Panzéra, tout en honorant d’un dernier éclat l’art bourgeois de la mélodie française, subvertit cet art; car chanter à voix nue, c’est le mode même de la chanson populaire traditionnelle (aujourd’hui souvent édulcorée par des accompagnants indus) : Panzéra, en secret, chante la mélodie cultivée comme une chanson populaire (les exercices de chant qu’il donnait étaient toujours empruntés à d’anciennes chansons françaises). Et c’est ici aussi que nous retrouvons l’esthétique du sens que j’aime chez Panzéra. Car si la chanson populaire se chantait traditionnellement à voix nue, c’est parce qu’il importait qu’on entende bien l’histoire : quelque chose est raconté, qu’il faut que je reçoive à nu : rien que la voix et le dire : voilà ce que veut la chanson populaire, voilà ce que veut – quels que soient les détours imposés par la culture – Panzéra.
Qu’est-ce que donc la musique? L’art de Panzéra nous répond : c’est une qualité de langage. Mais cette qualité de langage ne relève en rien des sciences du langage (poétique, rhétorique, sémiologie), car en devenant qualité, ce qui est promu dans le langage, c’est ce qu’il ne dit pas, n’articule pas. Dans le non-dit, viennent se loger la jouissance, la tendresse, la délicatesse, le comblement, toutes les valeurs de l’Imaginaire le plus délicat. La musique est à la fois l’exprimé et l’implicite du texte : ce qui est prononcé (soumis à inflexions) mais n’est pas articulé : ce qui est à la fois en dehors du sens et du non-sens, à plein dans cette signifiance, que la théorie du texte essaye aujourd’hui de postuler et de situer. La musique, comme la signifiance – ne relève d’aucun métalangage, mais seulement d’un discours de la valeur, de l’éloge : d’un discours amoureux : toute relation « réussie » – réussie en ce qu’elle parvient à dire l’implicite sans l’articuler, à passer outre l’articulation sans tomber dans la censure du désir ou de la sublimation de l’indicible – , une telle relation peut être dite à juste titre musicale. Peut-être qu’une chose ne vaut que par sa force métaphorique; peut-être que c’est cela, la valeur de la musique : d’être une bonne métaphore.
Rome, 20 mai 1977. Publié dans Nuova rivista musicale italiana, 1978, sous le titre « la musica, la vocce, il languaggio ».